Longtemps la voix, phénomène sonore incarné et fugace, est restée muette pour l’analyse musicale. Le privilège traditionnellement accordé par la musicologie à l’écriture, dans son double sens de composition et de notation, et à la musique instrumentale a souvent relégué la voix en performance à une dimension musicale de second ordre et non objectivable. La littérature à son propos était dominée par des considérations pédagogiques (traités de chant), physiologiques ou acoustiques1, philosophiques ou psychanalytiques. À l’exception de certaines pratiques vocales singulières – pour la plupart extra-européennes2 –, ces travaux se concentraient en outre presque exclusivement sur le chant lyrique de tradition savante occidentale.
La situation est aujourd’hui bien différente. La remise en cause des idéologies dominantes par la musicologie « nouvelle » ou « critique » qui émerge à partir des années 1980, en diversifiant les répertoires et les manières de les aborder, et tout particulièrement en revalorisant la performance et le corps qui la porte, a contribué à créer un espace plus favorable à la voix au sein des études sur la musique, analyse comprise. L’essor contemporain des popular music studies a joué un rôle au moins aussi important dans la mesure où leur objet porte majoritairement sur la musique vocale phonographique3.
L’analyse musicale de la voix rencontre ainsi depuis quelques années un engouement inédit. Ce n’est néanmoins pas sans difficultés. L’analyse agit sur la voix comme un prisme sur la lumière : elle la décompose, dévoilant toute sa complexité. Brian Kane distingue, dans la voix (phoné), le son (echos), le lieu d’émission réel ou imaginé (topos) et la signification (logos), l’ensemble étant médié à la fois par des techniques corporelles et des technologies (technê)4. Maintenir l’équilibre précaire entre ces facettes complémentaires de la voix, qui invitent à mobiliser une multiplicité de champs de recherches différents, se présente comme un défi (de l’analyse acoustique très pointue de certaines techniques vocales5 à leur constitution en réseau autour de l’élaboration d’un style de chant).
L’examen minutieux de la voix dans sa matérialité sonore, moment nécessaire mais non suffisant de l’analyse, est similairement problématique. Après des travaux précurseurs tels ceux de Serge Lacasse6, les modèles conceptuels proposés par Céline Chabot-Canet7 en 2013 ou par Victoria Malawey8 en 2020 témoignent du nombre étourdissant de paramètres susceptibles d’entrer en ligne de compte, mais aussi de leur profonde disparité. L’étude de la voix en performance dans sa globalité et son unité, et de la façon dont s’articule la multitude de microphénomènes qui la composent, doit alors transcender l’éparpillement d’une analyse fragmentée pour atteindre une compréhension des phénomènes macrostructurels auxquels ils participent, liés aux contextes, à la définition de styles ou de stratégies interprétatives propres à un artiste ou à un courant9.
Entre objectivation d’un phénomène acoustique par l’intermédiaire du sonagramme – un outil qui était encore il y a peu l’apanage de quelques spécialistes, mais dont la démocratisation semble désormais bien engagée10 –, voire quantification et traitement informatisé11, et subjectivité d’une perception incarnée – plus d’une analyse se fonde sur une démarche mimétique12 –, l’étude de la voix en musique s’accommode d’une grande diversité d’approches. En 2016, le colloque international « La voix dans les chansons, approches musicologiques » (Université Lyon 2 et Université Paris-Sorbonne, 3-4 mars 2016) rendait compte de l’émergence d’un foisonnement de nouvelles expériences de recherche et de méthodes analytiques novatrices jalonnant ce champ d’étude en cours de construction, dépassant souvent les frontières disciplinaires13.
Dans un contexte où les avancées récentes en traitement du signal appliqué à la voix, notamment permises par l’intelligence artificielle, ouvrent les portes à de nouvelles potentialités analytiques et dissipent bien des obstacles auxquels l’analyse se trouvait jusqu’à présent confrontée, le colloque international « Nouvelles Perspectives d’analyse musicale de la voix » aimerait constituer un nouveau point d’étape dans un domaine d’étude dynamique et en évolution rapide. Ce colloque est ouvert à l’ensemble des répertoires vocaux dans leur diversité esthétique et la multiplicité des modalités vocales mises en œuvre, des premières voix enregistrées aux productions les plus récentes, y compris les formes de parlé musicalisé ou de déclamation scandée telles que le rap. Par ailleurs, si les musiques populaires sont indéniablement au premier plan de l’analyse de la voix, rien ne justifie de s’y restreindre, le répertoire du chant savant occidental pouvant également être convoqué.
La voix impose souvent aux analystes d’innover sur leurs outils, et la dimension méthodologique sera un aspect privilégié. Ce colloque s’inscrivant en clôture du projet de recherche « Analyse et tRansformation du Style de chant14 » (Université Lumière Lyon 2, Ircam, Institut d’Alembert LAM, Sorbonne Université, entreprise Flux Audio) porté conjointement par des musicologues-analystes et des spécialistes en traitement du signal, le travail collaboratif, interdisciplinaire, et le recours aux possibilités offertes par l’analyse computationnelle seront appréciés, tout en s’ouvrant à une diversité non restrictive de perspectives et d’approches.
Thématiques suggérées (liste non-limitative)
- Analyse structurelle de la voix chantée ou du parlé musicalisé.
- Techniques d’analyse harmonique et mélodique appliquées à la voix.
- Méthodes et techniques d’analyse de la voix.
- Nouvelles perspectives technologiques et computationnelles d’analyse de la voix.
- Approches stylistiques ou rhétoriques dans l’analyse de la voix.
- Exploration acoustique, physiologique et interdisciplinaire de techniques vocales spécifiques, d’effets interprétatifs ou de modalités variées d’utilisation de la voix.
- Étude du rythme, du timbre vocal, du phrasé, etc.
Modalités de soumission
Nous vous invitons à soumettre votre proposition de communication avant le 15 JANVIER 2024. Les propositions, qui devront comporter un résumé (2500 signes maximum, en français ou en anglais) et une courte notice bio-bibliographique, seront à faire parvenir conjointement à Antoine Petit (antoine.petit@univ-lyon2.fr) et Céline Chabot-Canet (celine.chabot-canet@univ-lyon2.fr). Les réponses seront communiquées au plus tard le 20 janvier 2023. Ce colloque donnera lieu à une publication des actes.
Comité scientifique
Céline Chabot-Canet, Muriel Joubert, Antoine Petit, Axel Roebel, Catherine Rudent.
Comité d’organisation
Antoine Petit (doctorant), Céline Chabot-Canet (MCF), Passages Arts & Littératures (XX-XXI), Université Lumière Lyon 2. Axel Roebe, Ircam, STMS Lab, Sorbonne Université.
Dans le cadre du projet ANR « Analyse et tRansformation du Style de chant » (ANR-19-CE38-0001-03).
- Pour un exemple représentatif, voir Johan Sundberg, The Science of the Singing Voice, DeKalb (IL), Northern Illinois University Press, 1987. ↩︎
- Pour un exemple remarquable, voir Hugo Zemp, Bernard Lortat-Jacob et Gilles Léothaud, Les voix du monde : une anthologie des expressions vocales, Arles, Le chant du monde, 1996. En ligne : https://archives.crem- cnrs.fr/archives/collec0ons/CNRSMH_E_1996_013_001/ ↩︎
- Voir par exemple Richard Middleton, Studying Popular Music, Milton Keynes/Philadelphie, Open University Press, 1990 ; David Brackett, Interpreting Popular Music, Berkeley, University of California Press, 1995 ; Allan F. Moore (éd.), Analyzing Popular Music, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2003. ↩︎
- Brian Kane, « The Model Voice », Colloquy : Why Voice Now ?, Journal of the American Musicological Society, 68/3 (2015), p. 671-677. ↩︎
- Nathalie Henrich-Bernardoni (éd.), La voix chantée, entre sciences et pratiques, Bruxelles, De Boeck Université, 2014 ; Nathalie Henrich-Bernardoni, « La voix timbrée dans les chansons : considérations physiologiques et acoustiques », Volume !, 16/2-17/1 (2020), p. 49-61 ; Claire Pillot-Loiseau, Lucie Garrigues et al., « Le human beatbox entre musique et parole : quelques indices acoustiques et physiologiques », Volume !, 16/2-17/1 (2020), p. 125-143. ↩︎
- Serge Lacasse, « Listen to My Voice » : The Evocative Power of Vocal Staging in Recorded Rock Music and Other Forms of Vocal Expression, these de doctorat, University of Liverpool, 2000 ; id., « The Phonographic Voice : Paralinguistic Features
and Phonographic Staging in Popular Music Singing », Recorded Music : Society, Technology, and Performance, Amanda Bayley (éd.), Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2010, p. 225-251. ↩︎ - Céline Chabot-Canet, Interprétation, phrasé et rhétorique vocale dans la chanson française depuis 1950 : expliciter l’indicible de la voix. Thèse de doctorat, Université Lumière Lyon 2, 2013, p. 65 et suivantes. En ligne : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01114793v3. ↩︎
- Victoria Malawey, A Blaze of Light in Every Word : Analyzing the Popular Singing Voice, New York, Oxford University Press, 2020, p. 7 et suivantes. ↩︎
- Voir par exemple Catherine Rudent, « Oublier “The grain of the voice” : étudier la voix dans les chansons », Volume !, 16/2- 17/1 (2020), p. 7-26 ; Céline Chabot-Canet, « L’analyse spectrale au fondement d’une rhétorique des styles interprétatifs dans la chanson française », Volume !, 16/2-17/1 (2020), p. 29-47. ↩︎
- Voir par exemple Drew Nobile, « Alanis Morissette’s Voices », Music Theory Online, 28/4 (2022). En ligne : https://mtosmt.org/issues/mto.22.28.4/mto.22.28.4.nobile.html. ↩︎
- Voir par exemple Yann Teytaut, Antoine Pe0t et al., « A Musicological Pipeline for Singing Voice Style analysis with Neural Voice Processing and Alignment », Actes des Journées d’Informatique Musicale 2023, p. 219–228. En ligne : https://jim2023.sciencesconf.org/data/pages/ACTES_JIM2023_COMPLETS.pdf ; Mitchell Ohriner, Flow: The Rhythmic Voice in Rap Music, New York, Oxford University Press, 2019 ; Céline Chabot-Canet, « Entre universalité et singularité : l’interprétation vocale abordée par l’outil informatique », Musimédiane, 11 (2019), Actes des Journées d’Analyse Musicale 2014. En ligne : http://musimediane.com/numero11/CHABOTCANET. ↩︎
- Voir notamment Kate Heidemann, « A System for Describing Vocal Timbre in Popular Song », Music Theory Online, 22/1 (2016). En ligne : https://mtosmt.org/issues/mto.16.22.1/mto.16.22.1.heidemann.html ; Philip Tagg, Music’s Meanings : A Modern Musicology for Non-Musos, New York/Huddersfield, The Mass Media Music Scholars’ Press, 2013, chapitre 10. ↩︎
- Publication des actes dans Catherine Rudent et Céline Chabot-Canet (éd.), La voix pop : nouveaux outils, nouvelles approches analytiques, Volume !, 16/2-17/1 (2020). En ligne : https://journals.openedi0on.org/volume/7803. ↩︎
- Site internet du projet ANR « ARS » : http://ars.ircam.fr/. ↩︎